Noirs sur Blancs

Publié le par Bifsteak

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Traduttore, traditor. L'adage qui condamne les traducteurs à ne nous livrer que d'imparfaites versions françaises des ouvrages étrangers est désormais désuette. Tout du moins en ce qui concerne une grande partie des auteurs américains, tels Jim Harrison, John Fante, Jack Kerouac, Thomas McGuane, Bret Easton Ellis, Robert McLiam, Nora Keller, Thomas Pynchon, et j'en passe tant la liste est longue... Ceux-là nous sont livrés en français après être passés entre les mains de Brice Matthieussent, qui brille par ses choix d'auteurs et de traductions. Il s'exprime sur son travail dans un entretien pour la revue Prétexte

Les romans policiers américains ont par ailleurs longtemps souffert de coupes dans le texte pour s'adapter aux formats de certaines éditions (voir les articles sur les traducteurs de polars et sur la série noire sur polars.org).
Il faut croire que ces méthodes n'ont plus cours. Et c'est presque dommage car elles menaient les amateurs de polars à de curieuses réflexions. Ainsi, Jean-Bernard Pouy se demande pourquoi Pop. 1280 de Jim Thompson (qui se traduit littéralement par Population: 1280 habitants) donne 1275 âmes en français. Il mène donc l'enquête pour retrouver la trace des cinq âmes perdues au travers d'un personnage nommé Pierre de Gondol, libraire et amateur de vin, dans un court roman intitulé 1280 âmes.

Un dernier exemple pour finir. Sans espoir de retour est un polar très noir, sur fond d'émeutes raciales, blancs sur Portoricains, et vice-et-versa. Dans ce livre de David Goodis, paru en français chez Gallimard en 1956, on s'aperçoit de ce traitement brutal de réduction du texte. La quatrième de couverture, en blanc sur fond noir, nous présente la version "longue" du texte, alors que le même passage est traité en version "courte" dans le livre, en noir sur fond blanc. Voici les deux extraits:


En noir sur blanc:

Whitey considéra le couteau. Puis son regard s'attarda sur le tissu râpé du manteau de Gerardo. "C'est drôle, tout de même, pensa-t-il. Ce manteau... et ce couteau aussi, c'est bizzare. Oui, tout ça, c'est curieux."
Puis Gerardo déclara:
- Pas mal, ton histoire. Pleine de vérités. Mais pas assez. Pas tout à fait assez.
Whitey retint son souffle.
- Tu n'as pas tué ce flic... affirma Gerardo.
- ... Parce que, figure-toi, reprit Gerardo avec lenteur, je sais qui a tué ce flic. C'est un type qui s'appelle Gerardo.
"Mon Dieu, pensa Whitey. Oh! mon Dieu!"


En blanc sur noir:


Gerardo reprit son sérieux et se mit à promener négligemment le doigt sur le tranchant du couteau à pain qu'il tenait à la main. Les autres malfrats cessèrent de rire. Whitey se demandait:
"Qu'est-ce que j'ai bien pu raconter de si drôle?"
Puis il entendit Gerardo déclarer, avec une indifférence affectée:
- Pas mal, ton histoire, mon pote. Y a du vrai là-dedans. Mais y en a pas assez. Pas assez de vrai. Il s'en faut même de beaucoup.
Whitey retint sa respiration, cependant que Gerardo poursuivait, sans se presser:
- C'est pas toi qui as tué le flic, parce que je sais, moi, qui l'a fait. Tu veux savoir son nom, à l'assassin? Il s'appelle Gerardo.

Sans espoir de retour, David Goodis, 1954.

Cet exemple met en lumière trois axiomes:

1- Méfiez-vous des vieilles traductions: elles tronquent le texte original;
2- Ne lisez jamais les quatrièmes de couvertures: elles donnent toujours le nom de l'assassin;
3- Vous connaissez maintenant le nom de l'assassin du bouquin de David Goodis: j'en suis désolé...
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S
Oui, Ellroy, Palahniuk aussi, je crois...SysT
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S
Cool, cet article! C'est vrai que la grande partie des romans que je lis est en français, alors que les auteurs sont anglophones, le plus souvent... mais certains traducteurs (je pense à Freddy Michalski) parviennent, me semble-t-il, à restituer fidèlement "l'ambiance" originelle...SysTooL
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B
Ah oui, je n'avais pas retenu son nom, mais il traduit du Ellroy avec talent, tout comme Aucune bête aussi féroce, de Bunker, que je viens de terminer, ou Black Cherry Blues de James Lee Burke, que je viens de terminer aussi (c'est une coïncidence, ou alors Freddy Michalski est partout)... Bien vu! ;D