Parlez-moi d'amour...

Publié le par Bifsteak

Πόλλ' ἀεκαζομένη, κρατερὴ δ' ἐπικείσετ' ἀνάγχη.

 

Bien malgré toi, sous la pression d'une dure nécessité.

 

Iliade, VI, 458.

 

Cette citation fait figure d'épigraphe au carnet de notes de la philosophe Simone Weil, qu'elle rédigea durant son année de travail dans une usine Renault en 1934-1935. La lecture de ces notes, très détaillées, est surprenante. Weil y note tout : le nombre de pièces tournées, l'usure des machines, les noms des collègues, les sourires, les engueulades, la fatigue, les maux de tête, la paye à peine suffisante pour se nourrir... Tout, jusqu'au sentiment de défaite qui l'habite souvent, cette envie de mettre en sommeil sa pensée. Cette expérience lui montre combien la condition ouvrière est prôche, ainsi qu'elle le disait dans ses Leçons de philosophie datées de 1933-1934, de celle de l'esclave :

 

« Le salariat n'est qu'une autre forme de l'esclavage, avec cette différence qu'on acquiert les esclaves par le pillage et les salariés par le commerce. »

 

Il n'y a dans cette comparaison aucune complaisance. Simone Weil explique que l'homme qui possède les machines, les outils de production, un tel homme (le capitaliste) ne se rend pas seulement maître de la nature : il est également maître des hommes attachés à la machine. « L'essence de la domination qui se cristallise dans l'entreprise, c'est la subordination de l'individu à la collectivité. La puissance du capitaliste, c'est la puissance des machines sur les ouvriers, tandis que, dans la manufacture, le maître ne représentait que la coordination des travaux » (Leçons de philosophie, 1933-1934). De son propre travail en usine, Weil apprend que la machine et les objectifs de production exigent d'elle qu'elle abandonne sa pensée ; à son poste, elle ne peut ni réfléchir, ni rêver, ni parler... Elle est toute à sa tâche, mécaniquement. Il lui faut se ressaisir souvent le soir pour retrouver la force d'écrire, de continuer son étude.

 

L'entreprise, un loup pour l'homme? C'est le parti-pris de Thomas Pynchon dans Contre-jour. Il l'illustre parfaitement dans un passage, dont je ne mentionne ici que les dialogues:

 

 « En 95, le plan de Nansen lors de son dernier voyage vers le nord consista en fin de compte, à mesure que la charge totale diminuait, à tuer les chiens de traîneau les uns après les autres afin de les nourrir. Au début, comme il le signale, les autres chiens refusèrent de manger de la viande de chien, mais ils en vinrent à l'accepter.

Imaginez que ça nous arrive, dans le monde civilisé. Si « une autre forme de vie » décidait d'utiliser les humains dans des buts similaires, qu'elle effectue une mission similaire par son désespoir, et que ses propres ressources diminuaient, alors nous autres pauvres bêtes humaines serions de même simplement abattues, une par une, et celles encore en vie seraient contraintes, si l'on veut, de manger les premières. [...] Vous songez aux conditions mondiales actuelles sous le capitalisme et les Trusts. [...] L'évolution. Le singe évolue en homme, bien, quelle est l'étape suivante – l'humain en quoi? Un organisme composé, la Corporation américaine, par exemple, dans laquelle la Cour suprême a reconnu une personne légale – une nouvelle espèce vivante, capable de faire tout ce qu'un individu peut faire, mais en mieux, aussi futé ou puissant que soit cet individu. »

 

Thomas Pynchon, Contre-jour, 2006.

 

Pynchon n'exagère en rien les capacités des corporations, ainsi qu'elles sont définies par la loi des  Etats-Unis d'Amérique. Le documentaire The Corporation, de Mark Achbar, Jennifer Abbott et Joël Bakan, est à ce sujet particulièrement éloquant. L'entreprise y est abordée sous son aspect juridique, puis, étant ainsi définie comme une personne légale, sous son aspect psychologique. Et le portrait dressé est à peu près celui dépeint par Pynchon. On retrouve une analyse précise de la production industrielle dans un système capitaliste chez André Gorz, dans Métamorphoses du travail, quête de sens, 1991, où l'auteur met en lumière les processus nés des contingences capitalistes : disparition des savoirs-faire et cultures de métiers, interchangeabilité des salariés, pré-éminence de classes d'ouvriers d'élite (qui gèrent la production dans son ensemble, qui disposent de cette vision d'ensemble), disparition de la notion de réalisation qui était présente dans l'artisanat (l'artisan fabrique un objet ; les ouvriers ne travaillent que sur une partie de l'objet fabriqué), disparition dans certains cas du contact avec la matière (les ouvriers derrière des écrans de contrôle qui surveillent le bon déroulement de la chaîne de production sont séparés de l'objet fabriqué). Il explique également les tenants du contrat passé entre le salarié et le patron, dans lesquels bien évidemment le salarié se retrouve dupé par l'attrait des biens de consommation qu'on lui présente comme constitutifs d'une vie réussie : « Les biens compensatoires sont donc convoités pour leur inutilité autant - ou même plus – que pour leur valeur d'usage; car c'est l'élément d'inutilité (les « gadgets » et ornements superflus) qui symbolise l'évasion de l'acheteur de l'univers collectif vers une niche de souveraineté privée » (André Gorz, Métamorphoses du travail, 1991).

 

Simone Weil propose certaines pistes de réflexion, parmi lesquelles la gestion syndicale du personnel, et un roulement dans l'exercice de l'autorité rapide, afin de responsabiliser le personnel dirigeant. Sa vision est, finalement, basée sur une représentativité plus grande des ouvriers au sein des cellules décisionnelles, qui s'appuie sur le travail syndical. On se retrouve là face à un paradoxe très prégnant dans notre société : nos régimes politiques, démocratiques, qui sont plus ou moins représentatifs, ne trouvent guère d'échos dans le fonctionnement des entreprises. Qui élit sa/son supérieur(e) hiérarchique ? Dans quel conseil d'administration l'ensemble des salariés est invité à prendre part aux discussions ? « Je pense que ce qui existe depuis des centaines d'années sous le vocable d'esclavage salarié est intolérable. Je pense que les gens ne devraient pas être forcés de se louer eux-mêmes pour survivre. Je crois que les institutions économiques devraient être gérées de manière démocratique, par leurs membres et par les communautés dans lesquelles elles vivent » (Noam Chomsky, Comprendre le pouvoir, T.II, 1990).

 

Nous n'en sommes pas là. Alors, que faire ? La réponse est présentée sous forme de référence bibliographique dans Le Monde diplomatique du mois de mai 2009 : Ne sauvons pas le système qui nous broie ! Manifeste pour une désobéissance générale, Sous-comité décentralisé des gardes-barrières en alternance, 2009. Allez, pour finir, puisqu'aujourd'hui je suis d'humeur taquine, un extrait de L'Anarchie d'Elisée Reclus, 1896 :

 

« Sans doute le mouvement de transformation entraînera des violences et des révolutions, mais déjà le monde ambiant est-il autre chose que violence continue et révolution permanente ? Et dans les alternatives de la guerre sociale, quels seront les hommes responsables ? Ceux qui proclament une ère de justice et d'égalité pour tous, sans distinction de classes ni d'individus, ou ceux qui veulent maintenir les séparations et par conséquent les haines de castes, ceux qui ajoutent lois répressives à lois répressives, et qui ne savent résoudre les questions que par l'infanterie, la cavalerie, l'artillerie ? »

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S
Ah AGAINST THE DAY... j'y pensais justement avant-hier... je me disais qu'il fallait que je l'achète quand même, vu que j'ai vraiment apprécié (GRACE A TOI) Vente à la Criée du Lot 49 et Vineland!Mais finalement, je vais attendre qu'il sorte en "poche"... et me lancer d'abord sur Mason & Dixon, un bon pavé également...SysT
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B
<br /> Hello! Ah, Mason et Dixon, effectivement un "bon pavé"; ça fait un petit moment que je suis dessus, mais j'ai fait une pause... en tout cas, c'est très drôle. Tu me diras ce que tu en penses. Quant<br /> à Contre-jour, ça vaut vraiment le coup...<br /> <br /> <br />